Chủ Nhật, 17 Tháng Sáu, 2012

Nguyễn Du : Penseur poète (1766-1820)

NGUYỄN DU, penseur poète (1766 -1820)

Le Grand n’est pas seulement celui qui capte son époque à l’aide de ses pensées, mais encore il touche par là l’éternité.

Ainsi, ce que son œuvre et sa vie contiennent de transcendance fait de lui une figure qui, en principe, parle à toutes les époques, à tout être humain.

Karl Jaspers[1]

Le poème Kiêu de NGUYEN DU est une parole inspirée, un penser. Etant une parole inspirée, il se situe sur l’autre rive de la description, sur l’autre rive de la justification d’une époque ou d’une institution sociale.

Sans être établie par les normes et les valeurs en vigueur régissant celles-ci, il est la mise en question même de leurs fondements au nom d’une autorité autre que l’officielle, autorité de la vérité, qui n’est rien d’autre que le sens de l’humanité de l’homme. Il ne se préoccupe donc pas de décrire les réalités sociales, les comportements moraux d’une communauté, les initiatives, les rêves ou les sentiments d’un personnage. Mais il confronte la réalité humaine toute entière, y compris les fondements et les institutions de la société, à une interrogation unique et ultime sur ce sens de l’humanité.

L’homme posé comme problème, voilà l’unique interrogation qui inspire la sagesse des grands hommes, des penseurs-pionniers de différentes cultures du monde.

Etant saisis par cette unique interrogation, parole poétique[2] ou inspirée venant de l’autre rive de la connaissance humaine, ces grands hommes sont capables de toucher le cœur des hommes, toujours et partout. Leur message est reconnu par là comme patrimoine culturel pour l’humanité toute entière et entre dans la Grande Mémoire des peuples.

Si le patrimoine culturel de l’humanité ne transmet rien d’autre que le sens de l’humanité de l’homme, ce message enseigne également que la condition humaine est liée originellement à une dualité contradictoire. Celle-ci, étant un signe particulier et indélébile de la transcendance de l’homme, appelle celui-ci à s’engager d’urgence dans une Lutte tragique, mais glorieuse, en vue de l’accomplissement de son être.

A la lumière de la parole inspirée située sur l’autre rive  de l’ordre et du cours du monde, cette Lutte exceptionnelle - que les Grecs Anciens appellent Sagesse d’homme (άνθρωπίνη σοφία)[3] ou Ethique (Ήθος) -  échappera à l’opposition des éléments naturels, de la dialectique historique, ainsi que de toutes formes d’auto-négation du vouloir-vivre ou d’ascèse de caractère moral :

* Lutte entre le Chemin (le Tao) authentique et les chemins factices tracés par l’intelligence humaine (cf. Tao Tö King,, Lao-Tséu, v.1, ch. 1) . * Lutte entre une humanité fondée sur le Soi solitaire et auto-suffisant et une authentique humanité (le Non-Soi) située sur l’autre rive de ce Soi, dans la sagesse bouddhique. * Lutte entre la Voie royale du juste et les chemins des insolents chez Confucius. * Lutte entre la Facticité (Τέχνη) et le Destin (Μοίρα) dans la Tragédie Grecque (en particulier dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle et dans l’Œdipe-Roi de Sophocle) : « La facticité (Τέχνη) est de beaucoup la plus faible en face de la Nécessité»[4]. « C’est la lutte glorieuse pour le salut de la cité qu’au contraire je demande à Dieu de ne voir jamais s’interrompre ».[5] * Lutte (Πόλεμος) entre le Λόγος inconnu et la connaissance humaine chez Héraclite. * Lutte entre le Chemin de la Justice[6] et de la Vérité[7], - Chemin inspiré par le Souffle divin et conduit par les filles du Soleil-,  et  le sentier-labyrinthe que suivent tous les hommes, sans exception [8] dans le Poème de Parménide. * Lutte dont la vie, la mort et l’enseignement du sage Socrate se présentent comme un témoignage vivant. * Lutte entre une identité humaine fondée sur la raison qui permet de mesurer les choses de l’univers et une autre humanité inspirée par la Raison du Cœur chez Pascal…

La même lutte tragique et glorieuse inspire le penseur poète Nguyễn Du et s’annonce dans les deux premiers vers de Kiêu :

Cent années, dans l’existence humaine

Tài (le Talent[9]) et Mệnh (le Destin[10]) engagent une lutte d’exclusion mutuelle (Kiều, v. 1-2)

Tout le poème est un développement de cette unique intuition.

Le personnage Kiêu incarne la lutte des deux identités humaines, l’une fondée sur le Tài et l’autre sur le Mệnh, au sein de l’existence.

Touchée par la Souffrance annoncée par l’écho d’une musique venant de l’autre rive, Kiều est éveillée pour être consciente de son Karma (autre nom de Talent) lié originellement à sa réalité humaine, mais aussi d’une promesse de salut au-delà de toute prévision.

 Kiêu tente en effet de se délivrer par toutes les voies proposées par  le Talent humain : - le suicide ou la non-existence, - Thúc-Sinh-symbole de la magnanimité et du bien-être de l’individu,  - la pratique religieuse et ascétique dans une petite pagode, - Từ Hải-symbole de la libération sociale… Mais, elle se trouve toujours dans l’impasse.  

La Parole de l’autre rive ne lasse pas pourtant d’annoncer la fin du règne de l’Illusion du Talent, en révélant une autre Voie : - la Voie de la mort radicale du Talent même, de la première identité humaine incarnée par Kiều, fille de ce Talent, - la Voie de renaître par la conscience de la grâce (dont Giác-Duyên est symbole) située au-delà de tout pouvoir du Talent, - la Voie du Cœur qui est l’unique Voie de salut, Voie d’excellence [La Voie du Cœur vaut  trois fois plus que toutes les voies du Talent. (Kiều v.6252)],-  enfin la Voie de la Destinée transcendante de l’homme (Mệnh).

Depuis deux siècles jusqu’à nos jours, la résonance de cette parole inspirée de Nguyễn Du, incessante force motrice, inspire l’âme des vietnamiens et les rassemble.  Pour l’avenir, en convergence avec la sagesse des grandes cultures de l’humanité, ce poème s’offre à tous les peuples, comme un appel urgent, à l’écoute du mystère éternel qu’est l’homme.

Nguyễn Đăng Trúc

Bussy Saint-Georges,  le 12 avril 2009



[1] Les grands philosophes, tome 1, trad. C. Floquet et autres, Plon, Paris, 1989, p. 36

[2] cf. PLATON, Ion : Ce n’est pas en effet en vertu d’un art qu’ils tiennent leur langage, mais grâce à un pouvoir divin, car, si c’était en vertu d’un art qu’ils savaient être bien–disants en un genre de sujets, ils le sauraient aussi dans les autres sans exception, et voilà pourquoi la Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploie ses hommes à son service pour vaticiner et pour être des devins inspirés de Dieu; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix!...

[3] cf. PLATON, Apologie de Socrate 20 d-e.

[4]  ESCHYLE, Prométhée enchaîné  v. 514.

[5] SOPHOCLE, Œdipe-roi, v. 879-880.

[6]  PARMENIDE, Le Poème I  28.

[7]  Ibid. II 4.

[8]  Ibid. V 9.

[9] Tài évoque le Se-Faire de Lao-Tseu, la Facticité έχνη) dans Prométhée enchaîné d’Eschyle, Illusion du Soi dans la doctrine bouddhique ; il désigne l’identité humaine fondée sur le pouvoir de la connaissance des choses, que Sophocle, Héraclite, Parménide,  Socrate et  Pascal… décrivent comme fausse.

[10]Mênh, symbole de la Vérité (ou l’identité cachée, authentique et transcendante de l’homme), qui, de par sa propre autorité, refuse de s’identifier à n’importe quelle définition de l’homme, définition supposée par le Tài. Ce terme évoque le Destin (Μόιρα) dans la pensée de la Tragédie Grecque.

 

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